Le cas Campbell
A l’occasion de la sortie prochaine (le 31 août) du tome 3 de l’Étau des Ténèbres, Aux Confins de la Raison, je voulais m’épancher sur un sujet relativement controversé dans le domaine de la littérature, à savoir le monomythe de Joseph Campbell.
Qu’est-ce ?
Tout d’abord, de quoi parlons-nous ? Le monomythe est l’introduction et la conclusion d’un essai de ce mythologue, conférencier et écrivain américain, Joseph Campbell, intitulé précisément Le Héros aux milles et un visages (The Hero with a Thousand Faces), qui affirme que de tout temps, y compris jusque dans ses contemporains, les récits héroïques (mythologique, légendaire, superheroïque, science-fiction, fantasy, etc.) empruntent tous la même structure narrative de base : le monomythe. Celui-ci se résume dans la citation suivante :
Un héros s’aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches.
Wikipédia résume l’explication de ce schéma de la façon suivante :
Dans sa conception du monomythe, Campbell décrit un voyage qui comprend un certain nombre d’étapes. Le héros débute dans un monde ordinaire, et reçoit un appel à entrer dans un monde insolite, aux étranges pouvoirs et événements (un appel à l’aventure).
S’il accepte d’y entrer, le héros doit faire face à des tâches et des épreuves (route des épreuves) et peut y faire face seul ou se voir aidé. Au paroxysme de l’aventure, le héros doit survivre à un défi impitoyable, souvent grâce à l’aide gagnée au cours de son voyage.
Si le héros survit, il acquiert un grand don (objectif ou « aubaine »), qui se traduit souvent par une importante découverte de soi. Il doit alors décider s’il revient dans le monde ordinaire avec ce pouvoir, en ayant à faire face à des épreuves, sur le chemin du retour. S’il y parvient, les pouvoirs qu’il a reçus serviront pour améliorer le monde (application de l’aubaine).
Rares sont les mythes qui contiennent toutes ces étapes — certains mythes en comportent beaucoup, d’autres très peu. Certains mythes peuvent n’avoir qu’une seule étape, d’autres mythes les échelonnent dans un ordre différent. Ces étapes peuvent être organisées de plusieurs façons, y compris la division en trois sections : Partance (séparation), Initiation et Retour.
Partance traite du héros partant à la recherche de sa quête, Initiation parle des aventures diverses du héros, au long du chemin, et Retour décrit le retour à la maison, avec les connaissances et compétences acquises lors du voyage.
Si je cite l’encyclopédie en ligne, c’est parce que ce petit laïus est relativement clair pour comprendre dans le principe et dans le détail ce que Campbell entendait par structure narrative, en l’occurrence, cela met l’accent sur cette notion de voyage (qu’il soit physique ou métaphorique) qui entraîne le héros dans un univers dont il n’a pas connaissance et dont il revient a minima changé au mieux grandi.
Le problème avec le monomythe de Campbell
Au-delà du flou scientifique de Campbell dans son approche, décrié par ses contemporains, et des contestations et critiques qu’il souleva et soulève encore dans les milieux artistiques, le monomythe a marqué les esprits suite à quelques résurgences récentes.
De nombreuses exceptions littéraires et filmographiques peu connues (et parfois franchement loufoques) se soustraient à ce schéma de différentes manières, mais peu échappent véritablement au constat fait par Campbell. Mon propos n’est pas de pointer du doigt ce qui entre ou ce qui n’entre pas dans ce schéma, pas plus que de prétendre y échapper moi-même, mais de soulever l’idée que le monomythe de Campbell n’est rien d’autre qu’une évidence. Nombre d’intervenants contemporains professionnels et d’autres moins professionnels ont pris à parti l’essai de Campbell pour justifier d’un certain manque d’originalité dans les oeuvres de l’esprit moderne et particulièrement celles de fiction qui mettent en avant l’émergence d’un héros dans les pas du monomythe. À ce titre, nos héros de films, de BD ou de romans ont à peu près tous la même destinée, de Luke Skywalker à Elric en passant par Bilbo, Astérix ou Riddick.
Entre auteurs et d’auteurs à lecteurs, soyons honnêtes. L’originalité d’un récit aventureux n’a jamais été dans la structure narrative primitive sur laquelle il s’appuit, mais bien sur la nature des personnages, sur le traitement qu’il en est fait et sur la manière de le raconter. Monomythiques ou pas, nos histoires, de celles que nous racontons, de celles que nous lisons, se ressemblent toutes dans leur essence et trouveront leur écho dans la vision de Campbell.
Le héros se définit assez généralement dans les pas du monomythe parce que celui-ci EST la définition du héros et la structure narrative mise en avant pour énoncer l’hypothèse de Joseph Campbell, même si elle est qualifiée d’ethnocentrée par ses pairs, est au moins aussi claire et simple que l’idée qu’il est préférable d’ouvrir une porte pour en franchir le seuil. Un écrivain contemporain de Campbell, Kurt Vonnegut, le raillait à propos du monomythe en le résumant à : « Le héros a des problèmes, le héros résout ses problèmes.«
Il serait malhonnête de réduire les travaux de Campbell à ces seuls constats. Si l’idée générale d’un schéma narratif dans l’imaginaire collectif humain est probablement osée mais non dénuée de sens, il faut bien voir que l’intention de Joseph n’était pas nécessairement de mettre en abîme l’absence de variations dans la structure primitive générale de toute fiction. Si on le prend au mot et si l’on respecte le succès publique de nombreuses histoires, tout média confondu, tenues de façon évidente par les cordes monomythiques, il apparaît que la créativité et l’intérêt même de ces créations ne réside pas dans la structure narrative mais dans tous le reste.
Etre ou ne pas être monomythique ?
La question semble importer beaucoup d’auteurs au fil du temps. Quand le nom de Campbell resurgit à côté de son monomythe, il s’agit le plus souvent de déclencher un petit trolling des familles auprès d’un nids d’auteurs susceptibles de se sentir attaqués sur le squelette narratif de leur œuvre. La recherche de l’originalité est parfois telle qu’être accusé de ne pas l’être est la pire chose que l’on puisse dire à un artiste. À mon sens, revendiquer d’échapper au monomythe est tout aussi stupide que de se moquer des œuvres qui en sont l’illustration. Après tout, ce n’est jamais qu’une théorie, non ?
Mais que faire alors ? Lorsqu’on imagine une histoire, doit-on craindre de la savoir non conforme au monomythe ? Doit-on au contraire s’efforcer de l’écrire en évitant de la construire sur la base du monomythe ? Il n’y a pas de bonne réponse à ces questions. Cependant, ceux qui, jusque là, ignoraient que leurs œuvres pouvaient s’inscrire dans un schéma, ne devraient pas s’en inquiéter et ceux qui se demandent comment créer leur première histoire n’ont qu’une seule certitude à avoir : il est vrai que la théorie du monomythe est plausible tant la structure narrative qu’il décrit est présente dans notre culture. Suivre ce schéma pour créer une histoire, c’est faire comme l’immense majorité des auteurs (y compris ceux à succès) avant soi qu’ils aient ou non eu conscience de cet état de fait. Ce n’est de toute façon pas le gage d’une bonne histoire !
L’Étau des Ténèbres et le monomythe
Pourquoi évoquer le monomythe de Campbell maintenant ? Tout simplement parce que je me suis fait une réflexion en retraçant la manière dont le récit du tome 3 de l’Étau des Ténèbres est bâti et qui est une illustration flagrante du monomythe. Même si ma saga de fantasy se défend de ne considérer qu’un seul héros, chacun des protagonistes, à leur manière, suivent cette structure de base sans même que je l’aie voulu. Quand bien même je me félicite d’avoir trouvé et exploré ma propre voie dans la mouvance de la fantasy moderne, et d’apporter un tant soit peu d’originalité dans mon traitement et mes sujets, je sais, et je le reconnais volontiers, que je n’ai rien inventé de neuf en matière de structure narrative.
Je ne connaissais pas cet individu mais en te lisant, j’ai immédiatement pensé à Valérian, le film de Luc Besson. A la sortie du ciné, j’avais une impression bizarre et en te lisant, je me dit que peut-être, la structure narrative du film ne serait pas si classique et je me dis que Valerian pourrait être un héro assez peu Monomythique.
Tu as vu le film? Qu’en penses-tu?
Oui j’ai vu le film. Et a mes yeux Valérian entre tout de go dans le monomythe, voire, il n’y a pas plus monomythique que lui. Son invite au « voyage » commence par le songe qui le met en relation avec la princesse décédée et l’enquête qu’on lui confie. Les péripéties qui s’enchaînent (sans trop de construction du reste) font partie de sa quête initiatique jusqu’à la découverte du pot-aux-roses qu’il cherche à faire connaître à ses supérieurs.
On peut choisir de voir ou de ne pas voir le monomythe dans un récit, le problème étant qu’on lui trouvera presque toujours une place si on la cherche bien. J’insiste pour dire que ce n’est pas l’important. Le monomythe reste avant tout une théorie qui n’a pas d’incidence sur la manière dont on apprécie les œuvres.